Résumé

L’érosion hydrique est un processus majeur de dégradation des sols. Au Maroc, elle est considérée comme la principale cause de désertification. Elle entraîne une réduction du potentiel productif des sols et l'envasement des retenues de barrages conduisant à une perte du volume d'eau mobilisable et remettant en cause la durabilité de ces ouvrages hydrauliques. Des effets négatifs sont répercutés dans les domaines de la production de l'énergie électrique, de l'approvisionnement en eau potable et de l’irrigation. Face à l’ampleur de ce fléau, le Maroc doit multiplier ses interventions pour évaluer les conséquences de la dégradation des sols et mettre au point des programmes de conservation appropriés. Dans ce contexte, un échantillon de 15 barrages localisés au niveau de la région septentrionale du Maroc a été sélectionné en vue d’analyser l’envasement sur des périodes de 8 à 47 ans. Les données bathymétriques ont été fournies par la DRPE (Direction de la Recherche et de la Planification de l’Eau). Le présent papier a pour objectifs de i) caractériser la Dégradation Spécifique (DS) de la région septentrionale du Maroc à travers l'étude de 15 bassins versants ; ii) d'en déduire une gamme de variabilité de la DS dans cette région et iii) d'évaluer la pertinence de modèles simples basés sur la surface du bassin, ou la combinaison de la surface et de la lame écoulée moyenne annuelle, pour prédire la DS.L’approche adoptée repose sur la confrontation d'une mesure actualisée de la Dégradation Spécifique (DS) dérivée des levés bathymétriques avec des évaluations de cette dernière à l'aide de modèles établis pour prédire l’envasement des barrages au Maroc. L’analyse de l’alluvionnement des retenues de barrages par le dépouillement des levés bathymétriques sur des périodes allant de 8 à 47 ans montre un envasement total moyen annuel d’environ 0,6*109 m3, soit 13 % de la capacité totale initiale qui est de l’ordre de 4,6*109 m3 et une variabilité de la dégradation spécifique allant de 172 à 5365 t km-2an-1, soit un rapport de 1 à 31. Enfin, cette étude montre la très forte variabilité des performances de prédiction de la dégradation spécifique basées sur des modèles simples utilisant la surface de bassin et la lame écoulée.


Mots clés : Érosion hydrique, Barrages, Envasement, Dégradation Spécifique, Maroc

Introduction

L’eau constitue une ressource naturelle incontournable et un enjeu mondial contemporain. Elle représente une composante essentielle du bien-être de l’Homme et du développement socio-économique durable. Les trois quarts de la totalité de la main d’œuvre mondiale dépendent de l’eau. Les secteurs de l’agriculture, de la pêche et de la sylviculture à eux seuls, qui sont parmi les plus gourmands en eau, emploient quasiment un milliard de personnes (WWDR , 2016).Conscient de l’importance de l’eau dans le développement socio-économique et de son rôle déterminant dans la sécurité hydrique du pays, et pour mieux profiter des apports pluviométriques globalement insuffisants et spatialement hétérogènes (Figures 1 et 2), les pouvoirs publics au Maroc accordent un intérêt particulier au secteur de l’eau.

Ce secteur tire profit d’une stratégie à long terme basée sur la mobilisation des ressources hydriques par une politique volontariste et avant-gardiste d’édification de barrages (SNE, 2009). Cette politique a permis de progressivement doter le pays d’importantes infrastructures hydrauliques constituées de 135 grands barrages (Figure 3).

Avec un potentiel hydraulique mobilisable estimé à environ 22 milliards m3/an, le secteur de l’eau du Maroc est confronté actuellement à plusieurs contraintes naturelles et anthropiques, dont l’érosion hydrique qui est considérée comme la principale cause de dégradation des sols au Maroc. Les enjeux liés aux phénomènes d’érosion sont perçus tant à l’amont, au niveau de la dégradation des sols, base de toute production agricole, pastorale ou forestière, qu’à l’aval au niveau de la mobilisation de la ressource eau, élément vital pour le développement socio-économique du pays. Au niveau des ressources en eau, l’érosion hydrique entraîne une perte de la capacité des retenues des barrages, du fait de leur envasement. Elle engendre également des effets négatifs dans les domaines de la production de l’énergie électrique, de l’approvisionnement en eau potable et de l’irrigation. Selon les estimations, 75 Millions de m3 de capacité sont perdus chaque année à cause de l’envasement, ce qui correspond à une baisse annuelle de 0,5 % de la capacité des barrages et une perte du potentiel d’irrigation estimé à 5000 hectares (GEF, 2016).

Le présent papier a pour objectifs de i) quantifier la dégradation spécifique (DS) de la région septentrionale du Maroc à travers l’étude de 15 bassins versants; ii) de caractériser la gamme de variabilité de la DS dans cette région et iii) d’évaluer la pertinence de lois simples basées sur la seule surface du bassin, ou une combinaison de la surface et de la lame écoulée moyenne annuelle, pour prédire la DS dans cette région. Le choix de cette région trouve amplement sa justification dans le fait qu’elle assure plus de 60 % des apports d’eau superficielle au Maroc.

Matériel et méthodes

Zone d’étude

La zone d’étude englobe les bassins versants de 15 barrages répartis sur sept bassins hydrauliques (Tableau 1). Elle concerne les bassins du Bouregreg, du Côtier Atlantique, de la Moulouya, du Sebou, en plus de ceux constituant la région rifaine, marquée par un taux de dégradation des sols considérés parmi les plus forts au Monde (Balaghi et al., 2011), à savoir le Tangérois, le Côtier méditerranéen et le Loukkos.

La carte (Figure 4) illustre la limite de la zone d’étude ainsi que la localisation des barrages étudiés.

Figure 4: Situation géographique de la zone d’étude et des barrages étudiés

Étude de la sédimentation des retenues des barrages

L’envasement d’une retenue de barrage engendre une réduction de sa capacité de stockage résultant de l’accumulation des sédiments. La sédimentation dans les retenues de barrages au Maroc pose fréquemment d’importants problèmes qui réduisent la rentabilité de l’ouvrage (Boutaieb, 1988), ce qui représente un grand danger pour les investissements effectués pour la mobilisation des eaux de surface et la satisfaction des besoins. En effet, l’envasement affecte les performances d’une retenue de barrage en réduisant sa capacité de régularisation et sa durée de vie, il entrave l’efficacité de sa gestion et constitue une menace latente et permanente pour sa sécurité (PDAIRE-Loukkos, 2007). C’est un phénomène qui exige un contrôle régulier des volumes de dépôt pour la mise à jour des courbes d’étalonnage et pour déterminer le taux d’envasement et par conséquent sa capacité utile et sa durée de vie (Abdellaoui et al., 2002).

Plusieurs méthodes sont utilisées pour déterminer le taux d’envasement des retenues des barrages. Parmi les méthodes les plus déployées au Maroc pour déterminer l’érosion et l’alluvionnement des retenues, figure le recours aux levés bathymétriques (Lahlou, 1994; Marzouki, 1992; Tayaa, 1997). C’est cette méthode éprouvée qui a été utilisée pour déterminer l’envasement des barrages objet du présent travail. Ainsi, les levés bathymétriques établis pour les 15 barrages étudiés ont été dépouillés afin de quantifier le taux d’envasement des barrages au niveau de la région septentrionale du Maroc, et la comparaison des résultats obtenus avec les lois établies dans les anciens travaux de recherche prédisant l’envasement propre au Maroc.

Le calcul des valeurs des DS a été effectué sur la base d’une densité de vase égale à 1,3 et sur la base d’un taux de piégeage des sédiments au niveau des retenues calculées selon la méthode de Brune (1953). Cette méthode repose sur une courbe d’étalonnage qui permet de déterminer le taux de piégeage d’une retenue en fonction du rapport entre la capacité du barrage et l’apport moyen annuel en eau.

Les valeurs de la DS ainsi établies sont ensuite comparées avec celles obtenues par l’application des deux équations préconisées dans le cadre de l’étude de l’envasement des barrages au Maroc (Lahlou, 1994). Ces deux équations reposent sur la superficie du bassin versant amont (S) seulement, ou la combinaison de la superficie du bassin et de la lame d’eau écoulée moyenne interannuelle (L):

DS = 33,7 * 103 * S-0.498 (eq. 1)

DS = 101,53 * S-0,111 * L0,821 (eq. 2)

Par ailleurs, une base de données sous une interface SIG des barrages étudiés ainsi que la caractérisation de leurs bassins versants a été construite afin d’approfondir l’analyse et l’étude de la problématique de l’envasement des retenues des barrages appartenant à ladite région.

Résultats et discussion

En se référant à la courbe de Brune, les taux de piégeage des barrages étudiés sont compris entre 87 et 97 %.Les résultats issus de l’analyse des levés bathymétriques ont alors permis d’établir la DS pour chaque bassin versant alimentant les barrages étudiés (Figure 5).

L’analyse comparée de la DS au sein de la région d’étude fait apparaître une forte variabilité entre les bassins avec une DS assez importante au niveau du territoire de la zone d’action du bassin hydraulique du Loukkos où on observe une DS maximum de l’ordre de 5365 t km-2an-1 pour le barrage Smir (Côtier Méditerranéen) mis en service en 1991 et qui sert exclusivement à l’alimentation en eau potable et industrielle de la région de M’diq.

La figure 6 illustre la caractérisation spatiale de la zone d’étude en termes de DS.

Figure 6 : Caractérisation de la zone d’étude en termes de DS

Si l’on cumule les apports de sédiments des quinze barrages de la région septentrionale du Maroc étudiés, nous comptabilisons un apport moyen annuel d’environ 0,6*109 m³, soit 13% de la capacité totale initiale de ces barrages (environ 4,6*109 m3).

La figure 7 présente la comparaison de la DS établie sur la base de la bathymétrie mesurée pour les barrages étudiés avec les valeurs de DS obtenues par l’application des deux équations 1 et 2. Ci-dessous, nous analysons les performances de ces équations prédictives par bassin hydraulique.

• Bassin hydraulique du Loukkos: L’analyse faite sur les sept barrages appartenant au grand bassin hydraulique du Loukkos, soit 24 % de la superficie totale de l’Agence du Bassin Hydraulique du Loukkos (ABHL), a permis de déceler une différence notable entre la DS obtenue à partir des mesures bathymétriques et celle estimée à partir des équations citées ci-dessus. On voit clairement que ces équations sous-estiment la perte réelle comme c’est le cas pour les barrages du 9 avril 1947, Ibn Batouta, Oued El Makhazine, Mohamed B. A. El Khattabi, et Smir. En effet, la DS obtenue par la moyenne calculée à partir de ces deux équations est sous-estimée respectivement de 34, 24, 49, 54 et 38 % par rapport à la dégradation actuelle tirée à partir de la bathymétrie. Par contre, ces équations surestiment la perte réelle pour les barrages du Nakhla et Joumoua.

• Bassin hydraulique du Sebou: Les quatre barrages étudiés englobent une superficie de 14 210 Km2, soit 36% de la superficie totale du grand bassin hydraulique du Sebou. Il en ressort que les équations sous-estiment la dégradation réelle pour les barrages d’Idriss 1er, Allal El Fassi, El Kansera et Sidi Echahed. La DS obtenue par la moyenne calculée à partir des équations 1 et 2 est sous-estimée respectivement de 46, 8, 5, et 43 % par rapport à la dégradation actuelle obtenue à partir du dépouillement des levés bathymétriques actualisés.

• Bassin hydraulique du Moulouya: Les deux bassins versants étudiés englobent une superficie de 11 300 Km2, soit 23 % de la superficie totale du grand bassin hydraulique du Moulouya. Les équations testées sous-estiment toutes deux la dégradation réelle pour les barrages de Sidi Said et Hassan II. La DS obtenue par la moyenne calculée à partir de ces deux équations est sous-estimée respectivement de 15 et 33 % par rapport à la dégradation actuelle obtenue à partir du dépouillement des levés bathymétriques actualisés.

• Bassin hydraulique du Bouregreg-Côtier Atlantique: La superficie totale des bassins versants alimentant les deux barrages de SMBA et Mellah est de l’ordre de 11 300 Km2, soit 55 % de la superficie totale de l’Agence du Bassin Hydraulique du Bouregreg-Chaouia. La confrontation des résultats des DS trouvées par rapport aux équations testées a fait ressortir que lesdites équations surestiment la dégradation réelle pour les deux barrages examinés. La DS obtenue par la moyenne calculée à partir de ces deux équations est surestimée respectivement de 3 et 219 % par rapport à la dégradation actuelle obtenue à partir de l’analyse bathymétrique actualisée.

Conclusion

Les résultats présentés dans cet article confirment l’ampleur du phénomène d’érosion hydrique dans la région septentrionale du Maroc, qui impacte significativement la durée de vie des barrages avec des apports en sédiments correspondant à des dégradations spécifiques allant de 12 à plus de 53 t ha-1an-1 au niveau du territoire rifain. Ainsi, des barrages comme Oued El Makhazine, mis en service en 1979 et considéré comme pièce maîtresse de l’aménagement hydraulique de la région du Loukkos en matière d’irrigation, d’alimentation en eau potable, de production d’énergie et de protection contre les inondations, s’envase à une vitesse de plus de 28 t ha-1an-1.

Les bassins hydrauliques étudiés peuvent être classés selon leur DS comme suit : une DS inférieure à 500 t km-2 an-1 dans les bassins du Côtier-atlantique et de Bouregreg; une DS comprise entre 500 et 1500 tkm-2an-1 au niveau des bassins de la Moulouya et du Sebou et enfin une DS supérieure à 1500 t km-1an-1 dans les bassins de la région Rifaine, avec une valeur avoisinante 3000 t km-2an-1 pour les bassins du Tangérois et du Loukkos et une valeur maximale de plus de 5300 t km-2an-1, enregistrée au niveau du barrage Smir (Côtier Méditerranéen Ouest).

La divergence nette remarquée entre les DS évaluées dans ce travail sur la base de la bathymétrie et les DS calculées sur la base des formules simples de prévision, nous amène à poser la question de la pertinence de ces équations pour la prédiction du taux d’envasement au niveau de la région septentrionale du Maroc.

Tenant compte de l’importance des investissements programmés dans le futur, en matière de construction de grands barrages au niveau de cette région et à la lumière des résultats du présent travail, nous pouvons conclure que la recherche dans le domaine de l’envasement des barrages au Maroc a besoin d’une nouvelle impulsion de Recherche et Développement sous une démarche intégrant à la fois des données actualisées des levés bathymétriques pour l’ensemble des barrages marocains et une meilleure prise en compte des changements globaux en cours.

Références

Abdellaoui B., Merzouk A., Aberkan M., Albergel J. (2002). Bilan hydrologique et envasement du barrage Saboun (Maroc). Rev. Sci. Eau, 15: 737-748.

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