Résumé

 


Le présent article propose une évaluation des coûts produits par l’érosion hydrique au sein des terres agricoles fortement exposées à l’érosion dans le bassin versant Tleta situé dans le Rif, au nord du Maroc. La méthodologie adoptée est originale et permet de distinguer les coûts en fonction de trois niveaux de sévérité de l'érosion tout en prenant en compte les apports compensatoires, souvent invisibles, des mesures d'adaptation mises en œuvre par les agriculteurs. Les écarts entre les marges brutes obtenues dans trois zones, classées selon l'intensité de l'érosion, sont comparés deux à deux. Les pertes de bénéfices conséquentes à chaque degré de sévérité de l'érosion hydrique sont déduites des écarts observés par rapport à la zone faiblement dégradée. Les coûts d'opportunité du travail non rémunéré issu de l'entraide villageoise, identifiée comme pratique courante au niveau du bassin étudié pour pallier les dégâts de l'érosion, sont également estimés dans chacune des zones. Les estimations obtenues sont extrapolées à l'ensemble de la sole céréalière du bassin versant pour estimer le coût total produit par l'érosion hydrique.


Mots clés : Évaluation économique, coûts de la dégradation, érosion hydrique, perte de bénéfices, conservation des sols, coûts de l'érosion, Rif, Maroc

Introduction

L’agriculture est un secteur clé dans l’économie du Maroc. La productivité agricole est essentielle pour la sécurité alimentaire du pays, pour son développement économique et pour le bien-être de la population. Toutefois, dans plusieurs régions du Maroc la dégradation des terres empêche l’agriculture d’atteindre des niveaux de productivité élevés garantissant une amélioration soutenue de la production et une exploitation appropriée du potentiel productif des terres. L’importante étendue des territoires à relief (25 % du territoire national) conjuguée à l’exploitation intense des terres agricoles et à une insuffisance de mesures de protection des sols, donnent lieu à des dégradations spécifiques par l’érosion hydrique allant de 500 t km-2 an-1 au Moyen Atlas, à plus de 5 000 t km-2 an-1 dans le Rif (REEM, 2015).Ceci anéantit progressivement la productivité des sols, en particulier dans les zones de montagne défavorisées où l’accélération du phénomène est menaçante. L’érosion hydrique est l’une des principales sources de dégradation des sols et de perte de la productivité agricole. Elle concerne entre 2 175 et 4 350 milliers d’hectares de terres agricoles donnant lieu à une perte annuelle moyenne estimée entre 842 et 1 683 Millions de MAD (BM, 2003).

Au Maroc, la conscience précoce de la gravité des dommages causés par ce phénomène n’a pas été accompagnée par un intérêt à évaluer les coûts économiques de l’érosion. De même, les bénéfices économiques produits par les investissements dans la conservation des sols ne sont que rarement et grossièrement évalués. La décision a souvent lieu en fonction des objectifs de réduction des impacts physiques sous contrainte des budgets publics disponibles pour lutter contre l’érosion hydrique (El Mokaddem et al., 2014). Les conséquences économiques de la dégradation des sols par l’érosion hydrique ou de la lutte antiérosive sont très rarement évaluées au niveau de la sphère de production agricole au Maroc.

Par ailleurs, l’érosion hydrique est un processus ayant des effets causant des pertes cumulatives représentées par des coûts marginaux que la société supporte à la fois en amont et en aval. Ces coûts peuvent impacter les consommateurs en provoquant une hausse des prix des produits agricoles suite aux augmentations respectives des coûts de production agricole et/ou des coûts de traitement l’eau potable (Blanco et Lal, 2010; De Graaff, 1996). En raison de la faible tangibilité de ces coûts, plusieurs recherches suggèrent des approches et des méthodes d’évaluation des coûts occasionnés par l’érosion et/ou des bénéfices produits par la mise en œuvre des diverses mesures conservation des sols (Pimentel et al., 1995; Lutz et al., 1993; De Graaff, 1996; Martínez-Casasnovas et Ramos, 2006). La valeur des dommages et des bénéfices dépend en effet de l’objet de l’évaluation, des approches empruntées, des méthodologies utilisées et du niveau de formalisation mathématique choisi (Stocking et Murnaghan, 2001;Renschler et Harbor, 2002). De plus, les résultats des évaluations étant spécifiques aux contextes étudiés, les éclairages que ces évaluations peuvent apporter à la prise de décision sont difficiles à généraliser pour orienter, à une grande échelle, la planification, la gestion et l’exploitation durable des terres.

Le présent article propose une évaluation des coûts produits par l’érosion hydrique au sein des terres agricoles situées dans le bassin Tleta à l›amont du barrage Ibn Batouta. La méthodologie adoptée est originale du fait qu›elle permet de distinguer les coûts en fonction de la sévérité de l›érosion tout en prenant en compte les apports, souvent invisibles, des mesures d›adaptation mises en œuvre par les agriculteurs. Les écarts entre les marges brutes obtenues dans trois zones, classées selon l›intensité de l›érosion, sont comparés deux à deux et interprétés en se basant sur les pertes relatives de bénéfices. Dans un contexte où l›entraide villageoise est une pratique courante pour corriger les dégâts physiques de l’érosion, les coûts d’opportunité du travail non rémunéré sont également évalués. Les estimations obtenues sont extrapolées pour estimer les pertes totales à l’échelle du bassin versant.

L’évaluation des coûts de l’érosion hydrique des sols agricoles

L’évaluation des coûts occasionnés par l’érosion hydrique des sols a lieu en se servant de diverses méthodes. Elle est souvent effectuée à l’aide d’estimations de la perte en productivité agricole (Stocking, 2004) et également par d›autres méthodes d›évaluation des effets in situ de l’érosion comme la méthode des prix hédonistes et la méthode de l’évaluation contingente. La première admet que l’érosion hydrique dégrade les sols et affaiblit leur potentiel productif. La deuxième décompose le prix de la terre en ses attributs, et fournit une estimation de la valeur contributaire de chaque attribut en comparant notamment les valeurs de terres non exposées versus exposées à l’érosion hydrique (Palmquist et Danielson, 1989;Miranowski et Hammes, 1984). La troisième méthode se base sur l’observation d’une formation de prix déclarés sur des marchés fictifs où les individus expriment leurs consentements à payer (Purvis et al., 1989; Colombo et al., 2003). Néanmoins, l’utilisation de ces méthodes reste rare du fait de leur difficulté de mise en œuvre et de leurs coûts excessifs (Bachta et Ben Mimoun, 2001).

L’évaluation économique de l’érosion du sol se fait également à travers l’analyse des effets des techniques de conservation des sols qui sont généralement évalués en termes de coûts d’évitement, de coûts de remplacement ou de réduction des pertes de rendement des cultures. Néanmoins, la méthode des coûts de remplacement et celle de la perte de rendements sont les plus utilisées après la méthode basée sur la perte de productivité.

Toutefois, la méthode de l’évaluation par la perte de productivité agricole reste la plus utilisée en raison de la facilité qu’on trouve à l’expliquer et à la justifier. Elle suppose que l’érosion réduit la qualité du sol et conduit par conséquent à une série d’ajustements en termes d’utilisation des intrants et des facteurs de production qui influencent in fine le profit réalisé par les agriculteurs. En présence de l’érosion hydrique, l’agriculteur est supposé être confronté à la possibilité de ne rien faire et de supporter un coût d’opportunité marginal comme il peut utiliser des quantités supplémentaires d’intrants mobilisés, comme les fertilisants et/ou le travail. En situation réelle, la réaction de l’agriculteur est souvent une combinaison des deux options. Il laissera ainsi la production se réduire légèrement, et augmentera légèrement les autres intrants jusqu’à atteindre un niveau de production acceptable. Dans les deux cas, l’agriculteur subira une perte économique, représentée par une réduction des profits. Dans la première option, il perdra la valeur de la production perdue. Dans la seconde option, les coûts de production augmenteront en raison de l’augmentation des autres intrants ce qui peut se traduire par une perte de la marge ou conduire à une augmentation des prix de vente des produits. En ce sens, deux autres méthodes peuvent être utilisées pour évaluer la dégradation des sols : la valeur de l’extrant perdu (perte de rendements) ou le coût de l’intrant additionnel (coût de remplacement). Les deux affectent le profit.

Dans la pratique, l’évaluation par la perte de productivité peut se révéler être un exercice complexe, particulièrement lorsqu’on ne dispose pas de données permettant de quantifier les liens entre l’utilisation des intrants et la production. En ce sens, l’évaluation des coûts par l’estimation de la chute des rendements des cultures, traduite en équivalent monétaire, est une méthode qui simplifie l’évaluation du fait que les pertes sont facilement observables par les agriculteurs (Dixon et al., 2013). Cette méthode peut être mise en œuvre en évaluant les pertes de rendements de trois façons : (i) en comparant entre des terres ayant des taux d’érosion différents (Valdés, 1994) ; (ii) en établissant le lien entre le changement de la profondeur des sols et les rendements (Bojö, 1991) ; ou (iii) en se basant sur le cumul des pertes observées en lien avec l’érosion (Lal, 1981). Néanmoins, l’inconvénient est qu’elle se base sur le niveau de production observé, qui peut être influencé par un ensemble de facteurs naturels indépendants de l’érosion ou par les pratiques et les modes de gestion adoptés par les agriculteurs. Ainsi, la perte de rendements n’est pas nécessairement une conséquence de l’érosion hydrique uniquement.

En regard des spécificités et des limites de chacune des méthodes, l’évaluation objet de cet article s’inspire de la méthode de la perte de productivité et de celle de la chute de rendements et propose de tenir compte des coûts d’opportunité du travail non salarié, fourni pour lutter contre l’érosion. On propose également une distinction entre les sols selon leur degré d’exposition à l’érosion hydrique pour mettre en évidence le lien entre l’intensité de l’érosion et les coûts produits (cf. section 3).

Le contexte de l’étude

Le bassin versant «Tleta» appartient à la chaîne de montagne rifaine. Il est situé à son extrême nord-ouest à mi-chemin entre les deux centres urbains de Tanger et de Tétouan et traversé d’est en ouest par une route nationale qui relie ces deux villes. Le bassin s’étend sur une superficie d’environ 18 000 ha et abrite un réseau hydrographique qui alimente le barrage Ibn Batouta à son aval. La zone est fortement exposée à l’érosion hydrique ce qui s’est traduit par une réduction de la capacité de stockage au niveau du barrage. Cette dernière est passée de 43,6 millions de m3en 1977 à 31 millions de m3 en 2010 (El yadari, 2012), soit une érosion spécifique de l’ordre de 2 600 t km-² an-1.

Le régime hydrologique du bassin versant Tleta se caractérise par une forte irrégularité saisonnière et dépend principalement de l’état d’humectation des sols, du travail du sol (labour et semis) et du développement du couvert végétal. Les eaux de surface du bassin sont issues du cours d’eau principal «Oued Sania » qui coule du sud-est vers le nord-ouest au pied de la partie occidentale de la chaîne montagneuse du Rif.

Figure 1. Localisation du Bassin versant Tleta

Le climat dans le bassin est de type méditerranéen appartenant à l’étage bioclimatique subhumide à hiver doux. Ce climat renferme une période sèche entre mai et septembre et une période humide qui s’étale entre octobre et mars (El Kamoune, 2009). La région est l’une des plus arrosées du Maroc avec une pluviométrie annuelle et un régime interannuel très variables : la moyenne annuelle des précipitations durant les trente dernières années est de 786 mm. Mais la pluie peut facilement atteindre le doubleau cours d’une année pluvieuse. La température moyenne dans la zone d’étude varie de 8°C en janvier à 35°C enregistrée en août. Les vents arrivent de la Méditerranée vers l’Atlantique (Chergui) ou dans le sens inverse (Gharbi). Les vents dominants sont ceux en provenance de l’Est. Ils sont violents et parfois dangereux.

Les altitudes sont faibles à moyennes variantes de quelques vingtaines de mètres à 680 m. À l’Est et au Sud, les montagnes atteignent une altitude variant de 400 à 680 m et à l’Ouest des collines de 100 à 150 m d’altitude constituent le relief le plus répandu. La zone d’étude est généralement caractérisée par un relief très accidenté, des pentes atteignant en moyenne 17 % (El Kamoune, 2009).

L’occupation des sols est dominée par les terres agricoles (66 % de la surface), les céréales seules occupent 57 % de la superficie totale du bassin et 67 % de la surface cultivée. Ces dernières sont pratiquées sur des sols peu évolués aussi bien sur les collines que dans les dépressions et les terrasses fluviatiles du cours d’eau principal. Le reste des terres (30 %) se répartit entre le matorral (18 %) ; le reboisement (3 %) en Eucalyptus, en Acacia et en Pin d’Alep surtout; les terres bâties et les affleurements rocheux (0,5 %), les bocages (10 %) et le barrage (3 %).L’élevage est extensif et représente une importante source de revenus pour les agriculteurs. Il est combiné à la production végétale avec laquelle il entretient une dépendance alimentaire importante (paille, chaumes, …).

Le bassin de Tleta est un territoire relativement peuplé avec une densité moyenne qui atteint environ 309 habitants par km² (Hammouda, 2010). Il est relativement dynamique puisque sa population augmente d’environ 4 % par an.

Le choix du bassin de Tleta se justifie par l’intensité de la dynamique érosive qui atteint 30 t ha-1 an-1 en moyenne sur l’ensemble du bassin versant. Cette dernière offre un terrain fertile pour l’étude des coûts économiques de l’érosion hydrique du fait que les effets de ce phénomène sont nettement visibles et directement ressentis par les agriculteurs.

La méthodologie

La méthode d’évaluation utilisée dans ce travail combine à la fois la chute des rendements et la perte marginale de la productivité agricole. Il est supposé que les coûts produits par l’érosion hydrique au niveau des différentes parties du territoire étudié dépendent de l’intensité de cette dernière et de l’usage des terres. Les coûts totaux de l’érosion est estimé en subdivisant le bassin versant en trois zones homogènes exposées à une intensité d’érosion faible (Zone 1), moyenne (Zone 2) et élevée (Zone 3) comme suggérée par une étude antérieure réalisée par El Yadari (2012) en se basant sur la méthode GLASOD (Oldeman et al., 1991) et sur des compléments d’information recueillis auprès des agriculteurs de la région.

Le lien étroit entre la culture des céréales, cultures dominantes au niveau du bassin, et le phénomène de l’érosion invite à restreindre l’évaluation à une distinction entre les principales céréales (le blé et l’orge) pour tenir compte de la variation des coûts en fonction de l’usage des terres.

Estimation de la perte de revenus par la chute des rendements

L’évaluation suppose que les revenus des agriculteurs sont réduits par la chute des rendements en fonction de l’intensité de l’érosion. La chute reste relative au niveau moyen de rendement réalisable dans les conditions bioclimatiques de la zone étudiée. Ainsi, les écarts sont calculés par rapport aux rendements obtenus dans la zone faiblement érodée prise comme référence étant donné la faible incidence de l’érosion sur la sphère de production dans cette zone.

Cette méthode permet de quantifier les écarts de rendements selon l’intensité de l’érosion, mais elle ne permet pas de tenir compte des efforts d’adaptation comme l’utilisation de quantités supplémentaires de fertilisants qui peut compenser une partie des pertes qui ne serait pas détectée par l’observation des rendements. On suppose, ainsi, que le rendement () dans la zone faiblement dégradée (Zone 1) est supérieur aux rendements () et () obtenus respectivement en zones 2 et 3.

Les pertes moyennes de rendements sont ensuite converties en valeur en utilisant les prix de marché pour chaque céréale.

La perte marginale de marge brute

La marge brute est choisie pour décrire la productivité des exploitations sous différentes intensités de l’érosion hydrique pour tenir compte des efforts d’adaptation fournis (coûts directs supportés) pour compenser ou limiter les dommages produits par l’érosion. Les bénéfices produits suite au déploiement de ces efforts estompent une partie des pertes et la rend invisible au niveau de la chute observée des rendements. Théoriquement, plus les rendements sont affaiblis par l’érosion plus les agriculteurs sont incités à fournir des efforts pour minimiser leur chute. Dans le contexte d’une agriculture traditionnelle, en moyenne peu productive, les efforts fournis peuvent mener à une amélioration relative de la productivité suite à une amélioration des apports en intrants.

L’évaluation est ainsi basée sur le calcul des écarts entre les marges brutes moyennes (selon l’approche préconisée par Valdés (1994)) réalisées dans les zones dégradées (zones 2 et 3) et la marge brute réalisée dans la zone peu dégradée utilisée comme référence (zone 1).

Le recours fréquent au travail d’entraide collectif et au travail familial pour corriger les dégâts de l’érosion est pris en compte en estimant le coût d’opportunité correspondant par zone d’intensité de l’érosion. Les pertes de marge brute sont ensuite augmentées par ces coûts d’opportunité du travail pour saisir l’ampleur du coût total.

Le coût total au niveau du bassin de Tleta est estimé par extrapolation puis agrégation des coûts unitaires obtenus aux surfaces céréalières du bassin.

La collecte des données, pour l’année de référence (2015-2016), a eu lieu à l’aide d’une enquête directe réalisée auprès de 43 exploitations réparties aléatoirement dans tout le bassin Tleta.

Les résultats

Caractéristiques générales des exploitations agricoles enquêtées

Les exploitations étudiées sont de type familial, d’une superficie moyenne de 6,7 ha. Un peu moins de la moitié des exploitations (42 %) s’étendent sur de petites surfaces de moins de 5 ha, 39 % sont des exploitations de taille moyenne (de 5 à 10 ha) et 19 % sont d’une superficie dépassant 10 ha.

Les chefs d’exploitations sont d’un âge moyen de 52 ans ayant en majorité une expérience de plus de dix années en agriculture (Tableau 1). Leur niveau d’instruction est très faible, ce qui réduit leurs chances d’accès à l’information pour bénéficier des aides financières et des améliorations techniques leur permettant de hausser la productivité et de mieux s’adapter à l’érosion hydrique.

L’usage des terres agricoles

Sur l’année 2015-2016, les surfaces agricoles ont été exploitées en majorité (71 % de la superficie) pour la production de céréales comme le blé dur (31,5 %), le blé tendre (10,5 %), l’orge (18 %) et l’avoine (11 %). Le reste était réparti sur des légumineuses comme le petit pois et le pois chiche et des cultures maraîchères (0,5 % de la surface) comme la carotte, la pomme de terre et l’oignon. Le choix des cultures est orienté principalement par les besoins de consommation des ménages et par les besoins d’alimentation du bétail dans le cas des céréales. La pratique de la jachère est toujours perpétuée et concerne environ 9 % de la superficie totale étudiée.

L’arboriculture reste faible (10 %) et se limite à quelques espèces dominées par l’olivier avec un nombre moyen de 80 pieds par hectare. Le figuier et l’amandier occupent généralement moins de 2 % de la superficie exploitée.

Le labour

Le travail de la terre a enregistré une évolution vers le travail mécanisé. Au niveau de l’échantillon, 75 % des exploitations utilisent un labour mécanisé (charrue à disque et Cover-crop) en deux passages et sur une profondeur dépassant 45 cm, ceci provoque un retournement profond de la terre et une forte exposition à l’érosion hydrique. Ceci est aggravé par le labour mécanisé dans le sens de la pente dans 47 % des exploitations. Cette pratique est justifiée, selon les agriculteurs, par l’inclinaison des terrains qui déstabilise les tracteurs. Les autres agriculteurs jugent que ce mode opératoire augmente le ruissellement à la surface et recourent à un labour dans les deux sens ou se limitent à un labour perpendiculaire au sens de la pente bien que cela consomme plus de temps.

Malgré la mécanisation du travail de la terre, le labour à l’araire persiste encore dans 25 % des exploitations bien qu’il consomme quatre fois plus de temps que le travail mécanisé. Ce type de labour est fractionné en deux passages où la profondeur est augmentée jusqu’à atteindre 30 cm en moyenne. Ce type de labour a lieu dans le sens perpendiculaire à la pente dans 90 % des exploitations qui le pratiquent.

Nous pouvons donc constater que l’introduction de la mécanisation joue en faveur de l’érosion du sol dans la zone puisqu’elle limite le labour dans le sens perpendiculaire à la pente traditionnellement pratiqué lors du labour par traction animale.

Le semis et les semences

Le semis a lieu à la volée dans 90 % des exploitations. Seul 10 % utilise un semis attelé à l’aide d’un semoir à traction animale. La majorité des agriculteurs (75 %) utilisent des semences produites au niveau de leurs exploitations et les renouvellent chaque deux années pour éviter les chutes de rendements causés par l’augmentation de l’hétérogénéité des semences. Le reste des agriculteurs (25 %) utilisent des semences de type local qu’ils achètent sur le marché.

La fertilisation minérale et organique des cultures

L’exposition à un fort risque d’érosion hydrique oblige les agriculteurs à améliorer en permanence la fertilité des sols en vue de garantir des niveaux de production acceptables. La fertilisation organique ne concerne que 16% des exploitations, sous la forme de fumier à raison de 1,5 tha-1. La fertilisation minérale est beaucoup plus répandue puisque 95 % des exploitations la pratiquent. La quantité moyenne pour l’ensemble de l’échantillon est de 1,32 q ha-1 sous forme d’urée et de NPK. Toutefois, on note un écart considérable qui va d’un apport presque insignifiant de 17 kg ha-1 à un maximum de 2,5 q ha-1 selon les exploitations.

Le traitement phytosanitaire

Le traitement phytosanitaire et le désherbage sont des pratiques relativement peu répandues. Seulement 19 % des exploitations utilisent des traitements chimiques bien que plusieurs maladies et parasites sont répandus dans la région. Le coût élevé des produits phytosanitaires empêche leur utilisation. Le désherbage manuel (sarclage) est pratiqué dans seulement 30 % des exploitations et reste limité aux parcelles situées dans les alentours des habitations.

Les rotations de cultures

La pratique de rotations de cultures est générale dans la zone d’étude, mais le type de rotations diffère entre les exploitations. Le type dominant dans 41 % des exploitations est une rotation céréale-céréale, ce qui favorise l’érosion hydrique à terme. Nous avons aussi noté que 16 % des exploitations alternent la jachère avec les céréales et 27 % alternent les céréales avec des légumineuses (fève et petit pois). Il s’agit de rotations moins érosives du fait que la jachère et les légumineuses permettent généralement de préserver la couche arable et la fertilité des sols.

La récolte

La récolte de l’ensemble des productions est manuelle excepté les céréales qui sont moissonnées à l’aide de moissonneuses batteuses dans 51 % des exploitations. Les moissons à la faucille et le battage avec des batteuses à poste fixe sont des pratiques assez présentes en raison du coût élevé du travail mécanisé et aussi à cause de la faible adaptation des reliefs à la mécanisation.

Les rendements

Les rendements moyens réalisés sont généralement faibles (Tableau 2). En effet, les rendements des céréales (blé et orge) obtenus dans 60 % des exploitations se situent en moyenne à moins de 7 q ha-1, bien en deçà du rendement moyen national de la même campagne (21,4 q ha-1). La meilleure performance enregistrée dans l’échantillon étudié ne dépasse pas 10 q ha-1 pour les blés et 12 q ha-1 pour l’orge, ce qui représente, selon les agriculteurs, les meilleures performances réalisées dans la zone.

Dans 90 % des exploitations, la production est destinée à l’autoconsommation et une partie est stockée comme semence. Seulement 10 % des exploitations (les grandes exploitations surtout) commercialise une partie de la production. Par ailleurs, nous devons mentionner que pour combler la faiblesse des rendements et subvenir aux besoins de consommation de leurs familles, les agriculteurs enquêtés ont déclaré qu’ils achètent de la farine de blé. Cette situation témoigne de la précarité et de la vulnérabilité des populations dans cette région.

En somme, les rendements agricoles dans le bassin Tleta sont faibles, et ce en raison de l’utilisation insuffisante des intrants, des conditions édapho-climatiques non favorables et aussi à cause de l’érosion hydrique des sols qui limite la pleine exploitation de la capacité productive des terres agricoles.

Le financement des activités, le travail et les revenus

La capacité de financement de l’agriculture est améliorée par des contributions issues de l’émigration, définitives ou saisonnières, ainsi que des revenus d’activités féminines. L’émigration concerne 51 % des exploitations et le nombre moyen d’émigrés par exploitation est de trois adultes. Elle constitue une source de revenus pour 88 % des exploitations. Par ailleurs, les activités extra-agricoles et la commercialisation, surtout par les femmes, de quelques produits agricoles apportent des revenus additionnels à 65 % des exploitations. Les produits commercialisés sont principalement quelques légumes et les produits laitiers, notamment le lait de vaches et de caprins et le fromage issu de leur transformation. Le commerce de ces produits permet de générer un revenu mensuel moyen de 1 600 MAD qui connait une baisse pendant les années de sécheresse. Cinq exploitations (11 %) gagnent en moyenne 45 00 MAD par an de la vente de l’huile d’olive. Trois exploitations seulement (7 %) ont comme activité extra-agricole la location de tracteurs à des tiers. Seulement deux exploitations produisent et vendent du miel traditionnel, fortement demandé sur le marché local, et en génèrent environ 40 000 MAD par an.

Le travail salarié saisonnier en agriculture est une source de revenu additionnelle pour 7 % des ménages. Il s’agit d’agriculteurs dont l’âge est inférieur à 40 ans. D’autres activités comme le petit commerce ou le travail salarié irrégulier concernent une tranche infime (5 %) des ménages.

Les revenus agricoles sont également alimentés et soutenus en période de difficultés financières par l’élevage. Ce dernier est géré de façon extensive avec des effectifs relativement faibles (Tableau 3). Les animaux vont pâturer au printemps dans les secteurs de matorral et de forêt, en été sur les chaumes dans les champs de céréales. En hiver l’alimentation se base sur les produits et sous-produits tirés de l’exploitation agricole comme la paille, l’avoine et l’orge. L’acquisition de suppléments d’aliments de bétail a lieu exceptionnellement durant les années sèches.

Le recours à la main-d’œuvre salariée saisonnière a lieu dans 19 exploitations généralement de grandes superficies pour effectuer des travaux de labour, de semis, de moisson et de récolte des olives. L’émigration réduit l’offre de travail, ce qui enchérit le prix du travail salarié et le limite au temps où le travail familial est insuffisant pour couvrir les besoins, c’est-à-dire durant les périodes de labour et de moissons. Néanmoins, l’entraide familiale et de voisinage soulage 46% des exploitations du manque de main-d’œuvre familiale. En moyenne, trois adultes restent en permanence dans chaque exploitation et participent activement à l’ensemble des travaux agricoles.

Les coûts de la dégradation des sols agricoles par l’érosion hydrique

Les pertes en surface agricole estimées selon le degré d’exposition à l’érosion

L’évaluation des pertes causées parles impacts physiques de l’érosion hydrique sur les surfaces agricoles est basée sur l’observation et sur les déclarations des agriculteurs. Ainsi, les résultats montrent que le ruissellement sur les terres agricoles de la zone faiblement exposée à l’érosion (Zone 1) est jugé négligeable tandis qu’il creuse de profondes ravines au niveau de la zone moyennement dégradée (Zone 2) et la zone fortement dégradée (Zone 3). Le nombre et la dimension des ravines augmentent suivant l’intensité de l’érosion. Ainsi, les ravines font perdre aux agriculteurs près de 800 m2 par exploitation (1 ravine de 1m x 800 m) dans la Zone 2 et 2 880 m² par exploitation (2 ravines de 1,8 m x 800 m) dans la zone 3. Les agriculteurs s’éloignent de 50 cm de part et d’autre des ravines dans la zone 2 et de 1 m dans la zone 3. Ceci leur permet d’éviter la perte de semences suite au risque d’éboulements à proximité des berges de ravines. Les surfaces additionnelles perdues par exploitation suite à cette pratique dans la zone 2 et la zone 3 sont évaluées respectivement à 800 m² et 3 200 m².Ainsi, les superficies totales perdues au niveau des deux zones 2 et 3 s’élèvent en moyenne à un total de 1 600 m² et6 080 m² respectivement (Tableau 4), c’est-à-dire 0,16 ha par exploitation dans la zone 2 et 0,6 ha par exploitation dans la zone 3.

L’existence des ravines cause donc à elle seule un manque à gagner qui varie selon que les ravines soient situées sur des parcelles d’orge ou de blé (Tableau 5). Ainsi, on identifie une perte de revenus qui s’élève à 377 et à 498 MAD par hectare lorsque les ravines sont situées sur des parcelles d’orge, respectivement dans les zones moyennement dégradée et fortement dégradée. Lorsque l’usage des terres touchées par les ravines est dédié à la culture de blé, les pertes sont de 303 et de 507 MAD par hectare dans les zones moyennement dégradée et fortement dégradée respectivement.

Les coûts de l’érosion hydrique mesurés par la perte de marges brutes issues des principales céréales

Les résultats (Tableau 6) montrent que les marges brutes réalisées sont généralement faibles avec une différence significative entre les marges réalisées pour le blé et l’orge. L’existence de l’érosion accentue la faiblesse des marges brutes au fur et à mesure que son intensité augmente. La marge brute est réduite de 24 % à 29 % en passant d’une zone à faible érosion à une zone moyennement érodée et de 52 % à 53 % en passant à une zone fortement érodée.

En valeurs, les pertes de bénéfices sont beaucoup plus importantes au niveau des surfaces cultivées en blés occupant en moyenne 42 % de la superficie agricole en comparaison avec celles occupées par l’orge (18 % de superficie en moyenne).

Les résultats (Tableau 7) confirment que le manque à gagner en matière de marges brutes augmente au fur et à mesure que l’érosion par ravinement s’accentue. On constate, toutefois, que l’écart est croissant pour les blés et l’orge en passant d’un niveau d’érosion à un niveau supérieur alors qu’elle est décroissant, en valeur marginale, dans le cas de l’orge. En comparant le niveau le plus faible de l’érosion hydrique (Z1) avec le niveau le plus élevé (Z3), les pertes en bénéfices peuvent aller de 1 053 MAD par hectare dans le cas de l’orge à 1 400 MAD par hectare dans le cas des blés. Lorsqu’on suppose un niveau de dégradation nul au niveau des terres emblavées en céréales dans les zones à faible exposition à l’érosion, les exploitations soumises à une dégradation moyenne (Z2) perdent en moyenne environ 661 MAD par hectare sur la part des terres cultivées par les blés et 580 MAD par hectare sur les surfaces de l’orge. Ceci totalise pour une exploitation type de taille moyenne (6,7 ha) emblavant 42 % de sa superficie en blés et 18 % en orge une perte totale de 2 560 MAD en zone moyennement dégradée et 5 218 MAD en zone fortement dégradée.

Les coûts d’opportunité du travail non salarié destiné à lutter contre les effets de l’érosion

Outre les pertes de marge brute causées par les ravines, la réhabilitation des rigoles par des membres du groupe familial est une source de coûts d’opportunité non négligeables. L’évaluation de ces derniers au niveau du bassin Tleta (cf. Tableau 9) montre que le coût moyen global par exploitation au niveau de l’échantillon étudié s’élève à 775 MAD. Néanmoins, le coût d’opportunité varie selon le nombre de rigoles dans chaque zone. Ainsi, un coût moyen de 626 et de 924 MAD par exploitation sont estimés au niveau des zones moyennement dégradée et fortement dégradée, respectivement.

Les coûts d’opportunité du travail non rémunéré sont pondérés au prorata des surfaces moyennes de blés et de l’orge par exploitation dans chaque zone pour estimer le coût d’opportunité marginal par type de céréale et par zone.

Estimation du coût total des pertes au niveau du bassin Tleta

L’extrapolation des pertes par unité de surface à l’ensemble des terres occupées par les céréales au niveau du bassin Tleta (cf. Tableau 10) montre un coût total estimé à 13,3 Millions de MAD correspondant aux pertes cumulées en termes de coûts d’opportunité du travail supplémentaire du travail non salarié et en termes de perte de marge brute. Ce montant rapporté à la surface totale du bassin versant renseigne sur une perte avoisinant 1120 MAD par hectare de SAU (tout usage agricole confondu) et à environ 740 MAD par hectare du bassin. Les pertes totales de revenus agricoles produites par l’érosion au niveau des surfaces cultivées en céréales s’élèvent à 3,7 Millions de MAD équivalentes à une perte moyenne de 443 MAD par hectare de céréales toutes cultures confondues. Ceci correspond en moyenne globale à une perte de revenus de 7,3 % et de 8% respectivement au niveau de la zone moyennement dégradée et fortement dégradée. Pouvant aller jusqu’à 18,5 % et 20 % lorsqu’on considère le total des pertes de marges brutes et des coûts d’opportunité du travail non salarié mobilisé pour pallier les effets de l’érosion.

Discussion

L’évaluation des coûts de l’érosion hydrique est une question épineuse devenue fondamentale, pas seulement au Maroc, mais partout dans le monde. Le développement agricole nécessite des sols non dégradés dotés d’un potentiel productif exploitable de façon rentable et durable. La dégradation par l’érosion hydrique réduit la capacité productive des sols et réduit par conséquent la rentabilité de l’agriculture, ce qui peut accentuer la pauvreté en milieu rural, particulièrement quand la subsistance des populations dépend de l’autoconsommation des productions agricoles.

L’érosion hydrique étant un phénomène étroitement lié à son contexte, l’évaluation des dommages qu’elle occasionne produit des résultats plus au moins différents selon la méthode utilisée et selon les hypothèses retenues. De par la variabilité de ses impacts en fonction des conditions naturelles et des comportements des agriculteurs, le choix de la méthode et des hypothèses de l’évaluation économique doit être effectué sur la base des connaissances que l’on a du contexte évalué (Stocking et Murnaghan, 2001).

La prise en compte des comportements des agriculteurs vis-à-vis de l’érosion selon son intensité a montré que l’utilisation de la chute observée des rendements peut conduire à une sous-estimation des coûts de l’érosion. L’utilisation des écarts de marges brutes obtenues sous différentes intensités de l’érosion permet de mieux prendre compte des liens étroits entre l’existence de l’érosion et les comportements d’adaptation adoptés par les agriculteurs. Néanmoins, le recours quasi-permanent des agriculteurs à l’entraide villageoise au travail familial pour corriger les effets physiques de l’érosion suggère de considérer également les coûts d’opportunité du travail non salarié destiné à limiter les impacts physiques de l’érosion. L’augmentation des pertes de marges brutes par la valeur de ces coûts permet d’obtenir une estimation meilleure et plus proche de la réalité.

En effet, l’utilisation de la perte de marges brutes augmentée par les coûts d’opportunité du travail dédié à l’érosion est originale et offre une alternative à l’utilisation de la valeur ajoutée pour évaluer les coûts de l’érosion hydrique. Cette dernière peut être pertinente quand on s’intéresse aux coûts sociaux de l’érosion. Toutefois, bien que cela soit justifié du point de vue des acteurs publics, la valeur ajoutée n’a pas de sens pour les agriculteurs contrairement à la perte de marge brute qui correspond à un coût détectable et facilement perceptible par les agriculteurs. C’est en réalité cette détection des coûts sous la forme de perte de marge brute qui est à même d’influencer les comportements des agriculteurs et la productivité agricole, par conséquence. Les agriculteurs réagissent surtout lorsqu’ils sont directement affectés via la réduction des rendements ou la chute de la productivité des facteurs. Toutefois, la marge brute peut être pertinente surtout dans le cas d’une agriculture moderne où l’ensemble des coûts des facteurs de production sont pris en compte dans la gestion de la production. Dans le cas d’une agriculture de subsistance où le travail familial s’additionne à des pratiques locales d’action collective, la marge brute demeure insuffisante et peu capable de refléter les efforts réellement consentis pour éviter la chute des rendements et la perte de productivité. Les coûts d’opportunité du travail non salarié ne sont pas négligeables et leur comptabilisation améliore les estimations sans pour autant les exagérer.

Les résultats obtenus à l’aide de la comparaison des marges brutes en fonction de la gravité de l’érosion confirment l’intuition et suggèrent des coûts devenant plus importants au fur et à mesure que l’intensité de l’érosion augmente. En fait, les agriculteurs tentent généralement de s’adapter à l’érosion surtout par une mobilisation additionnelle des intrants avec un focus sur une compensation souvent subjective de la perte de fertilité. Une faible utilisation des produits phytosanitaires est enregistrée malgré la présence de maladies et le faible niveau des rendements réalisés. La prise en compte de la relation entre l’utilisation des intrants et les niveaux de production réalisés a lieu de façon implicite lorsqu’on utilise les marges brutes. Néanmoins, cette méthode ne permet pas de quantifier les contributions respectives des différents facteurs (biophysiques, topographiques, climatiques,...) qui influencent les niveaux de productivité réalisés. Le recours fréquent à l’entraide villageoise et au travail familial non rémunérés rend la prise en considération des coûts d’opportunité du travail non salarié utile pour améliorer les estimations. Bien qu’il ne soit pas comptabilisé dans le calcul de la marge brute, le travail non rémunéré contribue à la réalisation du niveau de production observé et sa comptabilisation est amplement justifiée.

La quantification du travail non rémunéré renseigne sur une augmentation de l’effort fourni au fur et à mesure de l’accentuation de l’érosion, mais pas dans les mêmes proportions que la perte des bénéfices. Cette dis-proportionnalité peut signifier que les agriculteurs tolèrent un certain niveau de pertes ou bien qu’ils sont satisfaits d’un niveau donné des dommages évités. La première explication laisse penser que les agriculteurs ne fournissent d’efforts qu’à partir d’un seuil au-delà duquel le coût d’opportunité du travail est rémunéré par le gain conséquent en production. La deuxième signifie que le bénéfice marginal de la quantité supplémentaire de travail requise n’est pas justifié en raison des faibles bénéfices marginaux obtenus sous la contrainte d’une faible productivité dans les zones fortement exposées à l’érosion. Elle peut signifier également que, malgré un bénéfice marginal non négligeable, les agriculteurs sont contraints par la faible disponibilité de la main d’œuvre familiale ou par une attitude consistant à ne pas abuser de l’entraide villageoise.

Il ressort donc des résultats que les coûts de l’érosion que l’on observe sont liés aux comportements et aux choix des agriculteurs eux-mêmes dictés par le contexte socio-économique et culturel dans lequel ils opèrent. Ce constat est confirmé par les pratiques agricoles répandues dans la zone étudiée. On constate que malgré l’ampleur des coûts occasionnés par l’érosion hydrique, les agriculteurs perpétuent contradictoirement des pratiques qui facilitent et favorisent l’érosion. La mécanisation récente du labour, effectué en majorité dans le sens de la pente, ou encore l’adoption de rotations érosives des cultures sont des pratiques assez répandues alors qu’elles devraient être évitées. Ceci est inévitable selon les agriculteurs pour deux raisons. Premièrement, le partage de l’héritage selon le droit musulman donne lieu à une répartition des terres sur plusieurs héritiers ce qui, en respect des règles d’équité en vigueur, nécessite une prise en compte de l’exposition à l’érosion. Ceci impose un partage des terres sous forme de rubans s’étendant des zones les plus exposées aux zones les moins exposées. Ceci donne lieu à des parcelles minces en largeur et étendues en longueur, ce qui favorise un labour en longueur dans le sens de la pente. Deuxièmement, la pénibilité du labour traditionnel et l’émigration des jeunes vers les agglomérations urbaines et vers l’étranger poussent à recourir au labour mécanisé qui est plus facile et économe en temps de travail. Étant donné que le coût du labour mécanisé est facturé au taux horaire, il est moins coûteux lorsqu’il est effectué dans le sens de la pente. L’économie de temps de travail est également l’argument qu’avancent les agriculteurs pratiquant le labour traditionnel dans le sens de la pente.

Finalement, les pertes comparées en marge brute et les coûts d’opportunité du travail non rémunéré se complètent pour estimer les coûts de l’érosion par niveau d’intensité érosive. Elles peuvent néanmoins être améliorées en prenant en compte les liens de causalité entre le degré d’exposition à l’érosion et l’érosion observée en fonction des techniques culturales et de gestion poursuivies par les agriculteurs.

Conclusion

Le travail réalisé évalue l’impact économique des pertes in situ occasionnées par l’érosion hydrique, en fonction de son intensité, sur les terres agricoles en amont du bassin versant de Tleta. La méthode proposée est originale par l’utilisation des écarts inter-spatiaux des marges brutes et par la prise en compte des coûts d’opportunité du travail non rémunéré observés dans des zones exposées à des intensités différentes d’érosion. La prise en considération de l’intensité de l’érosion dans l’évaluation des coûts offre une plus-value nette par rapport aux estimations classiques qui admettent l’homogénéité de l’érosion au niveau d’un bassin versant. Le lien entre le niveau de coûts et l’intensité de l’érosion permet une amélioration des techniques d’évaluation, à petite échelle, et un ciblage coût-efficace des actions et des mesures de conservation.

Les résultats montrent que les pertes en bénéfices sont élevées pas seulement à cause de l’érosion, mais aussi à cause du recours à des pratiques agricoles et à des choix technologiques qui favorisent l’érosion. Ceci soulève la nécessité de mettre en place des alternatives pour pallier la dégradation des sols agricoles par une amélioration des pratiques agricoles en plus des actions classiques d’aménagements antiérosifs. Néanmoins, l’expérience a démontré que cela ne peut être efficace en se basant uniquement sur la vulgarisation et sur l’amélioration du niveau d’information des agriculteurs. La conception et la mise en place de mécanismes d’incitation directe comme les Paiements pour les Services Environnementaux (PSE) où les coûts de la conservation sont couverts par des participations des bénéficiaires situés en aval du bassin versant peuvent être une piste intéressante. En ce sens, l’évaluation in situ devra quantifier l’impact des différentes pratiques et devra également prendre en compte les bénéfices potentiels que la conservation en amont pourrait produire, notamment en termes d’amélioration de la qualité et de la disponibilité de l’eau, pour les populations situées en aval du bassin versant.

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