Perception du paysage urbain par ses usagers: Cas de l'extension urbaine Hay Mohammadi à Agadir (Maroc)

Auteurs-es

  • Salma Malak BENNASSER Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, Rabat, Maroc
  • Noureddine BENAODA-TLEMCANI Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, Rabat, Maroc
  • Atman HNAKA Dép. de géographie, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Université Ibn Zohr, Agadir, Maroc
  • Chérif HARROUNI Département Environnement et Ressources Naturelles, IAV Hassan II, Agadir, Maroc

Résumé

La notion de paysage est largement méconnue au Maroc et souvent réduite à une pratique de plantation à l'aval de projets d’aménagement en milieu urbain. Cette compréhension qui minimise la place du paysage dans le cadre de vie a participé à produire des paysages urbains dont la qualité diffère d'une zone à une autre, dans la même ville. Hay Mohammadi est une extension urbaine relativement récente de la ville d'Agadir qui s'étale sur une superficie de 465 ha. La création d'un nouveau quartier  d’une telle ampleur devrait normalement donner l'opportunité de bien penser les partis d’aménagement afin d’éviter les erreurs du passé et d’offrir aux futurs habitants un contexte où ils devraient se sentir à l’aise. L'évaluation du paysage urbain qui a résulté de cette opération d’aménagement permettrait d'apprécier le cadre de vie  et le degré de satisfaction des habitants. Dans cette intention, une enquête a été réalisée auprès d’habitants de Hay Mohammadi afin d'évaluer leur perception du paysage de leur quartier. Il ressort de cette enquête, conduite en ligne auprès de plus de 300 personnes, que malgré les contraintes de la vie quotidienne, les usagers ont un regard critique sur leur environnement et sur le paysage qui a été produit pour eux.

Mots clés : Paysage urbain, Agadir, Hay Mohammadi, extension urbaine, perception par les habitants, enquête.

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INTRODUCTION

La fonctionnalité a pour longtemps dominé les discours sur la ville alors que des voix s’élèvent de plus en plus pour réclamer plus d’équipements, des espaces verts et des lieux de loisir de proximité ainsi qu’une meilleure qualité du bâti. Le paysage quant à lui, comme élément essentiel du cadre de vie, est rarement invoqué. Les dimensions esthétique, sociale et sensible du cadre de vie sont souvent considérées comme accessoires, invoquées seulement une fois que les autres fonctions vitales sont satisfaites (travailler, habiter, se déplacer). Cette appréhension qui minimise la place des aspects esthétique et social dans le cadre de vie a participé à produire des paysages urbains dont la qualité diffère d’une zone à une autre amplifiant le phénomène de ségrégation sociale et le sentiment de non appartenance à la ville ressenti et exprimé par les habitants.

La notion de paysage est encore largement méconnue au Maroc et souvent réduite aux plantations ou au fleurissement des villes à l’aval des projets d’aménagement. Malgré sa connotation fortement esthétique, la notion de paysage a évolué pour intégrer aussi les questions environnementales comme le réchauffement climatique et la biodiversité (Holden et Liversedge, 2014). Elle a aussi une intention sociale: le paysage est à la fois instrument et champ d’application des représentations culturelles, des activités sociales et des démarches participatives (Sgard, 2011). Le paysage, en plus de sa valeur marchande (il influence la valeur foncière des terrains qui offrent un «beau» paysage et constituent donc un argument de vente), transforme et est transformé par les activités économiques (Lifran et Oueslati, 2007). Toutefois, malgré sa position transversale, le paysage est souvent réduit à sa matérialité et son apparence. Il est considéré comme une composante complémentaire par rapport à la question environnementale jugée plus importante et plus urgente. Un projet respectueux vis-à-vis de l’environnement peut au contraire porter atteinte à l’intégrité d’un paysage si celui-ci n’est pas pris en compte (Thibault, 2011).

Toute action d’aménagement va modifier les paysages d’un site et avoir des répercussions sur la faune, la flore et les êtres humains qui l’occupent. Le but de la planification paysagère est donc de maîtriser ces transformations. Quand il s’agit de paysage urbain, ces mutations sont de plus en plus profondes et le manque de planification globale peut avoir des conséquences néfastes. Le paysage urbain, en particulier, est un système complexe qui fait intervenir plusieurs composantes qui interagissent: l’espace, le temps, la société, l’histoire, la politique (Holden et Liversedge, 2014). L’étude du paysage constitue «une clé de décryptage du fonctionnement et des dysfonctionnements des territoires» et permet de définir les actions à mettre en œuvre pour valoriser, gérer et protéger les paysages (Thibault, 2011).

Production des paysages urbains

Dans un contexte d’absence de politique paysagère à l’échelle du territoire marocain et de lois régissant la gestion et la transformation des paysages, la production du paysage n’est autre que le résultat d’actions disparates d’aménagements (agricoles, routiers, urbains …). Cette production se fait en ville par morceaux de quartiers sans intégration paysagère dans le site et sans considération du tissu urbain existant, des paysages ni des spécificités locales (géographiques et culturelles). Le paysage urbain, en plus du manque de planification globale et du mépris des spécificités de chaque site d’implantation, de son histoire et de la culture et des traditions des personnes qui l’occupent, souffre de nombreux déficits dont l’enclavement, le manque d’accessibilité et d’une différenciation de la qualité esthétique d’une zone à une autre (Thibault, 2011).

Le paysage urbain de nombreuses villes marocaines manifeste un flagrant manque de démocratie et d’humanité dans le sens où l’accès à un paysage de qualité est souvent réservé aux classes les plus aisées. Tandis que les quartiers des classes moyennes et populaires sont caractérisés par un paysage fortement introverti avec une qualité architecturale médiocre en plus du manque ou de la quasi-absence d’espaces verts et d’espaces de loisirs. Par ailleurs, la mixité sociale, telle qu’elle est appliquée aujourd’hui au Maroc, accentue les tensions et les inégalités: cohabitation de groupements sociaux différents dans le même quartier mais avec un accès différentiel aux espaces de loisirs et aux paysages de bonnes qualités esthétiques. L’aménagement de l’espace public, en particulier, est souvent fait sans prendre en considération certaines catégories sociales ou des utilisateurs particuliers (enfants, personnes âgées, personnes à mobilité réduite…) (Semm et Palang, 2010). Ici, la question de l’accessibilité du paysage se pose, car c’est «là que surviennent les transgressions et les conflits»; certains bâtiments profitant souvent des meilleures vues, obstruant celles des plus pauvres et «les mieux lotis choisissent leurs lieux de vie, leurs paysages, les autres s’y résignent ou y sont indifférents» (Donadieu, 2014).

La ségrégation sociale est clairement visible à travers l’espace physique avec un déséquilibre dans la distribution des équipements et une disparité de la qualité du paysage. L’aménagement d’un espace urbain, quelle que soit sa nature (allée piétonne, circuit de promenade, place, jardin, quartier, extension urbaine, etc.), est censé pouvoir satisfaire les besoins et les attentes des habitants et des usagers, tout en respectant leur identité culturelle. Or, il paraît que la composante sociale et culturelle est loin d’être prise en considération. Les paysages qui découlent des interventions se ressemblent d’un quartier à un autre et d’une ville à une autre. Les habitants ne se retrouvent pas dans le paysage qui a été produit. Au Maroc, il n’est pas difficile de constater que les habitants d’un nouveau quartier, d’une extension urbaine ou d’une ville nouvelle ont peu de liens avec leurs espaces de vie et les paysages qu’ils utilisent ou traversent au quotidien. Ceci se traduit par le manque d’attachement et l’insouciance vis-à-vis des espaces: la population consomme les paysages «sans vouloir participer à leur évolution», cherchant toujours l’intérêt particulier plus que l’intérêt public (Laruelle, 2011b). Or «… le paysage, par définition, sort du domaine privé pour poser la question de l’espace partagé … de l’intérêt général et du vivre ensemble» (Sgard, 2010). En d’autres termes, le paysage comme ressource perceptible et partageable par ceux qui le vivent ou l’utilisent, peut être considéré comme un bien commun qui doit être accessible à tous (Donadieu, 2014).

Aborder la question d’accès au paysage consiste à «...se positionner d’emblée dans la perspective de l’accès collectif» (Sgard, 2010). Tout le monde a droit au paysage et l’accès d’une catégorie sociale ne doit pas en priver d’autres; la question de la justice sociale est ainsi posée (Sgard, 2011). Le paysage témoigne alors de «l’attention qui est portée à un lieu, à un territoire» ainsi que de la bonne gouvernance (Thibault, 2011).

Si le paysage semble absent dans une agglomération ou dans un quartier, c’est que l’espace souffre d’un enclavement ou d’une introversion pathologique. Limités aux contours de ces agglomérations, les espaces ouverts (même forestiers), en absence de barrières naturelles (montagnes, rivière, mer...) sont considérés comme des réserves d’urbanisation (Legenne, 2011).

Concept et perception du paysage par les Marocains

Le mot Mandhar est un nom de lieu qui désigne l’endroit dans lequel se déroule l’action du verbe «regarder» (nadhara) ou l’objet vu. Selon le dictionnaire de la langue arabe moderne d’Ahmed Mukhtar Omar, une définition du terme Mandhar l’assimile à l’image, à la forme ou à l’aspect de ce qui est regardé (nature) et une autre définition désigne une scène théâtrale évoquant la notion de spectacle (Mach’had).

Contrairement au terme homologue français «Paysage» ou anglais «Landscape», le mot Mandhar ne s’associe pas à une représentation picturale, au pays, à la région ou encore au territoire (Latiri, 2001). Le «Mandhar» n’a d’existence que s’il y a un observateur qui le révèle. Le paysage ne peut donc devenir réel qu’en présence d’un observateur et d’un regard qui attribue une valeur positive ou négative selon qu’il apprécie ou non ce qu’il voit et les sensations qu’il en éprouve.

Les Marocains ont leur propre appréhension du paysage et des paysages habités en particulier. Le mot Mandhar rime surtout avec spectacle, on utilise dans ce contexte le terme «kantmender» (je me réjouis de ce que je regarde), action de contempler, d’apprécier un paysage/un spectacle. Spectacle qui peut être un paysage naturel, la vue générale d’une ville ou encore une scène de la vie quotidienne.

La perception des paysages marocains a changé avec les transformations des espaces habités. Historiquement, les marocains, en milieu rural comme en ville, vivaient dans des maisons individuelles accolées les unes aux autres, de hauteur basse avec des rues étroites. Les paysages étaient souvent horizontaux dans les plaines ou suivaient le relief naturel en régions montagneuses. Les terres agricoles ou les espaces naturels, accessibles facilement, entouraient ce tissu bâti. Les seuls éléments verticaux qui se démarquaient et se détachaient de ce tissu continu et compact étaient les minarets des mosquées qui représentaient l’ascension vers le ciel. Ils sont repérables de loin et leur largeur n’obstrue pas les vues. «Le détachement de ces monuments religieux et culturels est important dans le paysage urbain» car il met en évidence leur valeur émotionnelle et spirituelle (Lalonde, 2004).

Depuis quelques décennies, le paysage urbain marocain, en particulier en ville, a connu une grande mutation due à l’expansion urbaine et à la régression des espaces naturels. L’introduction du lotissement, en particulier, a eu de grandes répercussions non pas seulement sur le paysage urbain mais aussi sur les pratiques humaines: l’habitat est de plus en plus petit et les rues plus vastes mais privilégiant les modes motorisés au détriment des modes doux. Le paysage est envahi par le bâti, les éléments naturels se font plus rares et le jardin privé, intérieur comme extérieur, est devenu un luxe. Dans ces conditions, de nouveaux besoins ont été créés et d’autres sont devenus plus urgents. Le marocain a besoin plus qu’avant de sortir et de déambuler dans des espaces de loisirs pas trop loin de chez lui. De plus, le progrès technologique (diffusion rapide des images de référence via internet, mobilité plus rapide et plus étendue, etc.) a contribué au changement de l’expérience du paysage et par conséquent au changement de sa perception.

Avant d’agir sur un paysage quelconque, la bonne connaissance de celui-ci et de la perception de la population qui l’habite est une condition de la réussite de toute opération quelle que soit son envergure que ce soit à l’échelle d’une parcelle ou à l’échelle du territoire. D’où la nécessité de mener des études de paysage par des experts mais aussi mener des entretiens et des enquêtes auprès des habitants pour comprendre comment ils perçoivent leur paysage quotidien et quels sont les éléments auxquels ils se rattachent et chercher à les impliquer plus dans le processus d’évaluation et de transformation de leur lieu de vie.

Appréciation du paysage par les habitants de Hay Mohammadi

La création d’un nouveau quartier dans une ville comme Agadir souffrant d’une crise de logement permet d’atténuer le problème et devrait normalement donner l’opportunité d’éviter les erreurs du passé lors du choix des propositions d’aménagement afin de satisfaire l’habitant et d’offrir un paysage urbain de qualité, vivable et durable. Hay Mohammadi qui s’étend sur une superficie de 465 ha est une des extensions urbaines récentes de la ville d’Agadir qui va, à terme, abriter plus de 100.000 habitants.

Ce lotissement se trouve nord-est de la ville, au pied des derniers contreforts du Haut Atlas. Sa situation en élévation par rapport au reste de la ville procure des vues sur la mer et sur certains quartiers plus anciens et profite à ses extrémités (surtout du côté nord-est) de paysages naturels (piémonts couverts d’arganiers)… Malgré ces atouts, les paysages résultants à l’intérieur du quartier sont caractérisés par une fermeture des vues ne permettant pas la valorisation de ces paysages naturels. On remarque aussi une dominance du bâti et un manque d’aménagement des espaces libres à l’intérieur comme aux limites du quartier. L’absence d’aménagement aux limites du quartier fait que la transition entre le paysage naturel et le tissu résidentiel est brusque créant une opposition entre deux paysages totalement différents. Sur les pentes dominant le lotissement existent des agglomérations qui se sont développées autour d’anciens noyaux de villages antérieurs à la création de Hay Mohammadi.

Plus de dix ans après la date prévue d’achèvement des travaux (2007), le quartier est toujours en construction, l’absence d’aménagement des espaces publics et les villages non réglementaires qui occupent les flancs du piémont procurent une ambiance triste et instable de chantier et accentuent l’aspect inachevé du quartier.

MATÉRIEL ET MÉTHODES

Pour comprendre le regard porté sur Hay Mohammadi par ses habitants, il était nécessaire de procéder à une enquête. Ce nouveau quartier est devenu désormais le lieu de vie d’une importante population aux origines diverses et aux statuts sociaux variés. La création de ce quartier avec une urbanisation qui se voulait volontariste et des constructions d’immeubles pour procurer des logements répondant aux différents standards a forcément modifié le site d’origine et produit des paysages dont il est important de comprendre le degré d’appropriation par les habitants. En effet, l’analyse du paysage résultant de cette opération d’extension urbaine permettrait d’apprécier le cadre de vie et d’évaluer l’influence des différentes décisions sur le paysage et le degré de satisfaction des habitants, car le paysage est différemment perçu par les experts qui l’ont conçu et par ses utilisateurs qui, eux, le vivent. Mais il fallait pour cela comprendre ce que le terme paysage pouvait signifier pour les habitants du quartier. C’est dans cette intention que l’enquête a été effectuée auprès des habitants de Hay Mohammadi afin d’évaluer leur perception du paysage et leur degré de satisfaction quant à la qualité de la vie dans leur quartier.

Cette enquête, réalisée en ligne (sur Internet), a été précédée par des entretiens auprès des habitants pour identifier les contraintes de leur vie quotidienne et les thèmes qui les intéressent en priorité et les préoccupent dans leur cadre de vie. Au départ, l’ambition était d’enquêter directement avec les habitants rencontrés lors des visites sur le terrain mais vu le contenu du questionnaire qui était long et donc la difficulté de retenir les interlocuteurs, il a été décidé de procéder par une enquête postée sur Facebook sur une page réservée au quartier. En effet, il s’est avéré que de plus en plus de gens se connectent à Internet (58,3% en 2016) et visitent les pages qui les concernent. Les réseaux sociaux constituent les contenus favoris des internautes marocains en 2016 avec des taux pouvant atteindre 80,7% selon l’enquête réalisée par l’Agence nationale de réglementation des télécommunications sur l’équipement et l’usage des TI par les ménages et les individus (ANRT, 2016).

Comme notre souci était de comprendre ce que le paysage signifiait pour les habitants, le questionnaire élaboré pour cette enquête comprenait des questions relatives à ce thème. Toutefois, d’autres thèmes sont abordés comme l’accès aux divers équipements et les espaces verts et de loisirs mais dans cet article, seuls les résultats relatifs à la perception du paysage sont présentés. En effet, lors des entretiens avec les habitants, il s’est avéré qu’il y a un manque d’équipements et de services quotidiens et qu’il y a un sentiment d’indignation envers l’état de leur quartier mais aussi d’espoir de voir des changements dans leur cadre de vie. Il était donc difficile d’aborder uniquement le sujet de paysage du quartier sans parler des autres thèmes qui préoccupent les habitants. Le questionnaire comprenait plusieurs questions avec des suggestions de réponses et des questions ouvertes dont: La signification du mot «paysage» et les termes associés à ce mot, l’existence de paysages dans le quartier, les atouts et les contraintes paysagers de Hay Mohammadi, les éléments typiques représentatifs, les éléments repères et les éléments nuisibles dans les paysages du quartier, l’évaluation de la qualité des paysage et les actions prioritaires pour améliorer la qualité des paysages du quartier. Les questions ouvertes avaient pour ambition de recueillir des informations que l’enquêteur peut ne pas avoir mentionné dans des questions fermées et de donner plus de liberté à l’enquêté pour exprimer son avis.

Le questionnaire a été rédigé en Français et en Arabe (Google forms) et a été testé sur le terrain et en ligne avant d’être posté le 4 mai 2016 sur une page Facebook réservée à Hay Mohammadi. Pour élargir l’audience, une annonce est faite une fois par semaine avec un filtre relatif à l’âge (>18 ans pour des questions de responsabilité) et à la ville (habitant d’Agadir). Un suivi du nombre de visiteurs et de répondants a été fait régulièrement. Les réponses ont été collectées le 17 Juin 2017. Les réponses des enquêtés ont été récupérées à partir de Google forms, traduites en français et encodées. Ensuite les tableaux des différentes variables à analyser ont été transférés au logiciel Minitab afin de compter le nombre d’occurrence et le pourcentage de chaque variable d’une question et enfin générer des graphes récapitulatifs.

RÉSULTATS ET DISCUSSION

Profil des enquêtés

Le questionnaire était adressé aux habitants du quartier et 388 personnes ont répondu avec toutefois 25 répondants qui n’y habitent pas (6,4%). Ceci montre que certaines personnes sont quand même intéressées par le sujet malgré qu’elles n’habitent pas le quartier. Le souci de la qualité du cadre de vie constituerait une préoccupation pour les marocains. Plus des 2/3 des répondants sont des hommes (68,3%). Cette importante proportion d’hommes peut être expliquée par la relative faiblesse de l’expression des femmes marocaines dans la vie publique bien qu’elles y participent de plus en plus activement par leur travail. Cela peut aussi s’expliquer par l’usage d’Internet au Maroc où les hommes sont plus connectés que les femmes: en 2016, 63,1% des hommes (ANRT, 2016). La plupart des répondants (73,4%) ont entre 18 et 39 ans. Cette tranche d’âge est probablement celle qui a le plus d’aptitude à s’adapter aux nouvelles technologies de la communication et donc plus de facilité à se connecter à Internet (ANRT, 2016). Plus des 2/3 ont déclaré résider dans le quartier depuis 1 à 5 ans. Presque la moitié des enquêtés sont mariés avec des enfants (48,7%) et 39,9% se sont déclarés célibataires. La moitié des répondants habitent dans un appartement, 32,2% dans une maison individuelle et 14,2% dans l’étage d’une maison. Plus de 80% (83% exactement) sont propriétaires de leur logement. En effet, le quartier comporte plusieurs immeubles d’habitat collectif destinés à promouvoir l’accès à la propriété. C’est sûrement pour cela que la moitié des répondants ont déclaré occuper un appartement.

L’accès à la propriété se fait aussi par l’acquisition de lots de terrains que les acquéreurs font construire. Les propriétaires se sentent plus concernés par la qualité de leur cadre de vie vu que les habitants en location peuvent considérer qu’ils vont partir un jour. Cette prédominance des propriétaires est aussi liée à la mentalité des marocains de vouloir habiter un logement dont ils sont propriétaires. La moyenne nationale des propriétaires était de 71,9 en 2014 (HCP, 2014). Dans presque 40% des ménages, le foyer est composé de plus de 5 personnes. Cette donnée est assez proche de la structure moyenne des ménages marocains qui était de 4,6 selon le dernier recensement (HCP, 2014). Plus des 2/3 des répondants sont actifs (Figure 1): en majorité des cadres (30,4%), ont une profession libérale (14,7%) ou sont employés (12,1%). Les étudiants constituent 20,4% des répondants. L’ensemble de ces 4 catégories dépasse les trois quarts des répondants car ce sont sûrement ceux qui ont le plus accès aux technologies de la communication.

La plupart des enquêtés ont préféré répondre à la version Arabe du questionnaire (97% des enquêtés). L’Arabe classique, étant la langue officielle au Maroc, bénéficie d’un statut privilégié. Le Français, quant à lui, malgré son importance dans l’enseignement supérieur et dans le marché du travail a toujours une place minoritaire; d’ailleurs, 31% seulement des Marocains seraient francophones selon le rapport de l’Organisation Internationale de la Francophonie (IOF, 2014).

Termes associés au mot «paysage»

A la question de savoir quels sont les termes qui définissent le mieux le mot «paysage», 63,4% des répondants l’associent à la nature et 51,5% au jardin ou au parc (Figure 2). Il n’y a que 11,6% des répondants qui l’associent à un tableau. Les autres suggestions ont reçu des pourcentages variant de 1 à 32%. Il n’est pas étonnant que le terme paysage soit assimilé à la nature et aux parcs et jardins. Cependant, il faut remarquer que le paysage est assimilé à une scène, un décor, un panorama ou même à l’environnement avec des proportions variant de 25 à 32%. Ceci est fort intéressant car ces répondants ont une compréhension du paysage qui ne l’associent pas forcément à ses aspects de verdure (naturelle ou introduite).

Signification du terme «paysage»

A cette question ouverte, 330 personnes ont répondu. Alors qu’il y a une grande variété de réponses avec 25% pour autres (c’est-à-dire qu’ils ne savent pas vraiment), 16,2% des répondants associent le paysage au jardin, aux espaces verts ou à la verdure et 13,4% le définissent comme étant «ce qui est beau» ou «ce qui plaît au regard» ou comme «une belle vue» alors que 12,1% des répondants définissent le paysage comme un «environnement sain et confortable» et le lient directement à la propreté et 10,3% l’associent à la nature ou à l’espace naturel (Figure 3). Une proportion des répondants (7,5%) définissent le paysage comme «ce qui est regardé» et 7,5% également considèrent que le paysage est, essentiellement «ce qui procure le confort psychologique». Il est tout à fait compréhensible que les répondants aient échappé à la question en répondant par autres. En effet, même pour les professionnels, définir le terme paysage avec des termes simples demeure un exercice assez ardu.

Existe-t-il des Paysages à Hay Mohammadi ?A la question de savoir s’il existe des paysages à Hay Mohammadi, 67,8% des répondants considèrent que leur quartier n’offre pas de paysages contre 23,2% qui disent qu’il en existe (Figure 4). Ceci est probablement dû à leur compréhension de la notion de paysage qui est associée surtout à la nature et aux espaces verts. En effet, le quartier souffre d’un manque flagrant en verdure. C’est pour cela que pour la majorité des répondants, le paysage (nature et verdure) est inexistant dans le quartier.

Principaux atouts paysagers de Hay Mohammadi

Il n’y a que 43% des personnes enquêtées qui ont répondu à la question des atouts paysagers de leur quartier (Figure 5). Le quart de ces personnes considèrent que les paysages de leur quartier n’ont aucun atout. Ceci peut être en relation avec la réponse à la question précédente. Étant donné que la plupart des répondants ne considèrent pas qu’il existe des paysages dans le quartier, il n’a naturellement pas d’atouts de ce genre. Comme c’était une question ouverte, il est intéressant de noter que les vues sur la montagne, la mer et la ville, entre autres, sont considérées comme des atouts paysagers pour le quartier.

Principales contraintes paysagères de Hay Mohammadi

Seules 170 personnes (44%) de l’effectif enquêté ont répondu à cette question. Les contraintes paysagères sont diverses (28,8%). L’absence d’espaces verts (23,5%) et les dépôts d’ordures et de débris (23,5%) sont considérés comme étant les principales contraintes paysagères (Figure 6). Contrairement à la question précédente, seuls 0,58% des répondants ont considéré qu’il n’ y a pas de contraintes d’ordre paysager dans leur quartier. Il est aussi compréhensible de constater que moins de la moitié a pu répondre à cette question comme à celle relative aux atouts paysagers. Il y a donc un problème de compréhension du terme illustré par les 25% des répondants qui ont donné des suggestions difficiles à catégoriser. Pour les autres réponses, il est intéressant de constater que l’absence des espaces verts, le rejets de déchets et de débris ainsi que l’absence de revêtements du sol sont considérés comme des contraintes paysagères. On peut voir par là la confusion du paysage avec les espaces verts et la propreté.

Lieux appréciés dans le quartier

Concernant les lieux les mieux appréciés dans le quartier, 73,2% des répondants ont déclaré ne pas avoir d’endroits qu’ils aiment fréquenter (Figure 7). Près du quart (24,7%) ont répondu positivement à la question et ont précisé les endroits qu’ils fréquentent comme «la mosquée», «le jardin Islane», «les cafés» ou encore «les jardins de résidences». Ce constat est assez révélateur de l’appréciation du quartier par ses habitants. Cela veut dire qu’il ne sert que comme dortoir pour la majorité des résidents.

Éléments typiques représentatifs du paysage de Hay Mohammadi

Le relief est considéré comme élément représentatif des paysages du quartier par 40,5% des répondants, suivi par l’architecture avec 37,6% et les voies de communication avec 27,8% (Figure 8). Les habitants sont donc sensibles aux composantes du paysage du quartier (relief, architecture, végétation naturelle).

Points-repères pour l’orientation dans le quartier

La mosquée constitue le point-repère le plus important choisi par la moitié des répondants (50,8%). Certains bâtiments, des magasins ou la signalisation viennent ensuite avec des pourcentages plus faibles (Figure 9). Cette réponse confirme le statut de la mosquée dans la culture marocaine profondément marquée par la religion. Surtout que le minaret peut être aperçu de loin grâce à la hauteur que les architectes donnent à l’édifice.

Niveau de transformation du paysage du quartier

La transformation du paysage du quartier ne semble pas être ressentie par les répondants (Figure 10). Pour un peu plus de la moitié (51,5 %), il n’y a que peu de transformation de leur paysage quotidien contre 43,6% qui n’ont senti aucun changement. Il n’y a que 3,1% qui ont déclaré avoir senti que les paysages ont beaucoup changé. L’objectif de cette question était de savoir si les habitants percevaient la modification du terrain à cause de son urbanisation. Il est assez évident finalement que la majorité des habitants, étant venus habiter bien après les travaux de viabilisation, ils ne pouvaient pas se rendre compte des transformations subies par le site. Par contre, il est tout aussi possible qu’ils aient déclaré ne pas avoir remarqué de transformations vu qu’il n’y a pas eu d’aménagement de jardins et d’espaces de loisirs. En effet, il faut se rappeler que pour une partie des répondants, le paysage est exprimé par les espaces plantés. Ceci ne veut pas dire non plus que les habitants sont «indifférents à des changements de leur milieu de vie» (Donadieu, 2014) mais simplement que les transformations des paysages peuvent être appréhendées comme étant des changements uniquement positifs que les habitants s’attendaient à voir.

Évaluation de la qualité des paysages du quartier

Très peu de répondants (3,4% seulement) jugent positivement leurs paysages (Figure 11). Alors que 52,3% considèrent que la qualité des paysages est «moyenne», 42% la jugent «mauvaise». Cette évaluation moyenne à négative peut être corrélée à ce que le paysage veut dire pour les habitants du quartier. En effet, vu qu’il est appréhendé à travers les espaces plantés et l’architecture, cette évaluation en est la conséquence.

Éléments nuisibles aux paysages du quartier

Plus des 3/4 des répondants (78,6%) considèrent le manque ou l’absence d’espaces verts et d’arbres d’alignement (75,8%) ainsi que les dépôts d’ordures et de débris de construction (75,5%) comme étant les éléments qui nuisent le plus aux paysages de leur quartier (Figure 12).

D’autres nuisances sont considérées aussi importantes comme l’absence ou le manque de mobilier urbain (52,3%) et le manque d’éclairage public la nuit (47,2%). Un peu plus de 20% des enquêtés (21,4%) considèrent que la hauteur des constructions est un élément qui affecte négativement le paysage. On peut remarquer le degré de conscience des répondants que les aspects paysagers ne se limitent pas seulement à des plantations mais aussi à des aspects de confort dans l’utilisation quotidienne des espaces publics. Le fait que la hauteur des immeubles ait été considérée comme nuisant au paysage, montre que certains habitants sont sensibles à la dimension extravertie qui permet d’avoir une vue sur les environs (montagnes, mer, espaces boisés).

Actions prioritaires pour améliorer la qualité des paysages du quartier

L’action jugée prioritaire est l’aménagement d’espaces verts avec 83% des réponses (Figure 13). Les répondants placent ensuite le ramassage des déchets et des débris de construction (76,8%), l’installation de mobilier urbain (75,8%), l’aménagement des rues (revêtement des rues et des trottoirs, éclairage, etc.) (75,5%) et la plantation des arbres d’alignement (68,6%) comme actions à entreprendre pour améliorer le paysage de leur quartier. La proposition de ces actions prioritaires renseigne encore une fois sur les valeurs végétale et hygiénique accordées au paysage. Le confort apporté par le mobilier urbain et par l’aménagement des trottoirs montre aussi le désir de consommation de l’espace public. Les habitants semblent avoir une soif d’utilisation de leur espace public si seulement il était un peu mieux équipé.

Par ailleurs, presque la moitié des enquêtés considèrent importantes d’autres actions comme l’amélioration des façades (49,0%), la préservation des milieux naturels (44,3%) et plus du 1/3 des réponses signale la mise en valeur des villages avoisinants (36,9%) et la restauration (reboisement) de la forêt d’arganier (32,0%). Ces suggestions qui sont importantes montrent que plusieurs habitants sont concernés par les aspects esthétiques, naturels et sociaux du paysage. Il est donc nécessaire d’intégrer ces composantes dans les opérations d’aménagement urbain.

Sentiment de bien-être et de confort dans le quartier

Presque 60% des répondants ne se sentent pas bien dans leur quartier pour plusieurs raisons (Figure 14). Les nuisances sonores (ateliers d’artisanat), les ordures, les débris de constructions et les poussières sont parmi les raisons de ce malaise exprimé par les habitants.

D’autres raisons justifient aussi ce sentiment, comme le manque de sécurité et la délinquance. Par ailleurs l’absence d’équipements et de services, le manque d’espaces verts et de loisirs et l’insuffisance du transport public contribuent à ce sentiment de malaise.

CONCLUSION

La notion du paysage pour les enquêtés est attachée à des qualificatifs relatifs à la «verdure», à la «nature», à la «propreté» ou au «confort psychologique». Cette compréhension est largement répandue parmi le grand public et participe à limiter le paysage au végétal et à la propreté et à minimiser sa place en tant que composante du cadre de vie. Cette acceptation ne permet pas aux habitants de reconnaître leur rôle dans le contrôle de l’évolution de leur paysage en condamnant les transgressions qui le touchent au quotidien. En effet, ils ne sont pas conscients que tout ce qui s’offre à leur vue constitue le paysage. Ils n’ont pas non plus, comme d’ailleurs la plupart des gens, cette vision prospective qui peut percevoir le paysage, non seulement comme il est aujourd’hui, mais comme il peut évoluer sous leur propre influence.

Alors que le quartier profite de plusieurs atouts paysagers, il souffre de plusieurs insuffisances en termes d’espaces verts, d’espaces de loisirs, de transport public. Le manque de sécurité déclaré par les habitants est sûrement le responsable du sentiment de malaise. Plusieurs répondants parlent de la difficulté à se déplacer dans le quartier sans voiture par souci de sécurité mais aussi parce que les trottoirs ne sont pas confortables pour la marche (absence de revêtements de sol, obstacles, pierres et poussières qui entravent la marche). L’expérience de la marche est importante pour l’appréciation des paysages car plus cette expérience est pénible et désagréable moins on apprécie les paysages qui se déroulent devant les yeux.

Les paysages produits dans ce quartier manifestent l’échec de la mise en scène des atouts paysagers du site qui constitue le socle de cette nouvelle extension urbaine (montagnes, forêt d’arganier, vue sur la mer, etc.). La densité du bâti et la hauteur des immeubles engendre une sensation d’introversion. L’absence d’un ordonnancement urbain qui aurait dû tenir compte des atouts paysagers du site a abouti à un mauvais choix des ouvertures des voies et des perspectives.

Les dépôts de déchets ménagers et de débris de construction, bien que temporaires, constituent l’une des principales nuisances déclamées par les habitants. Ce n’est autre que la conséquence directe du manque d’aménagement des espaces libres (berges des oueds, interface entre espace naturel et quartier, espaces verts, etc.) et de l’insouciance de la protection des paysages. Tous les éléments de l’environnement immédiat (revêtements du sol, façades, espaces verts, villages avoisinants non réglementaires, oueds, nuisances sonores, déchets solides) affectent les habitants. Ils influencent l’appréciation de l’ensemble des paysages du quartier et perturbent, par conséquent, les pratiques des habitants et leur attachement à leur espace de vie.

La perception du paysage est influencée par plusieurs facteurs, que ce soit ceux liés à l’espace physique (bâtiments, revêtements du sol, espaces verts, plantations d’alignement …) ou ceux relatifs à l’ambiance générale du quartier. Celle-ci est aussi affectée par la composante psychologique des habitants (sentiment d’insécurité et d’inconfort) influencée elle-même par l’état des lieux et la qualité de l’espace physique.

Malgré la compréhension du mot paysage liée essentiellement à la nature et aux espaces verts dont la rareté dans le quartier en affecte largement l’appréciation, d’autres aspects relatifs aux différentes valeurs d’appréciation d’un paysage ont été mentionnés par les enquêtés. Ces valeurs sont d’ordre utilitaire, spirituel ou affectif «auxquelles les habitants et les visiteurs ont recours pour juger un site, un lieu ou un paysage» (Donadieu, 2014). Le confort (psychologique et d’utilisation des espaces publics), l’hygiène (déchets et débris), l’introversion et l’extraversion (densité et hauteur du bâti, vues dégagées sur la mer, montagnes), la sécurité, la beauté, l’accès aux biens et services, le sacré (présence des mosquées) peuvent résumer les éléments d’appréciation du paysage par les habitants de Hay Mohammadi.

L’enquête en ligne a permis aux enquêtés de s’exprimer librement dans la langue qui leur convient le mieux et de prendre le temps nécessaire pour répondre aux questions. L’étude montre qu’il y a un manque de sensibilisation au thème du paysage affectant l’appréhension de la notion même et la perception des enquêtés de leur paysage quotidien, leur attachement à celui-ci et par conséquent leur comportement. Cette conception fait que la population omet souvent son rôle dans la gestion et la protection de ces paysages: gestion des déchets ménagers, conservation des espaces plantés, occupation de l’espace public,etc.

Le paysage constitue un outil de dialogue important mais il est difficile d’utiliser cet outil sans parler le même language: les entretiens réalisés dans le cadre de cette enquête ont montré la difficulté de parler sur le sujet du paysage avec la population surtout lorsque d’autres équipements et services, jugés plus prioritaires, font défaut. D’où «la nécessité de constituer des référentiels de dialogue, passant par un vocabulaire commun verbalisé pour aborder la question du paysage... » (Lelli et Parais, 2010 ). Ces référentiels ne peuvent être instaurés sans un travail de formation, de sensibilisation et de médiation paysagère.

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Publié-e

18-12-2019

Numéro

Rubrique

Ingénierie Topographique et Paysage